Se tromper de Chemin. À propos d'une citation mal attribuée et de ses effets
par pedm, le 28 novembre 2022


Mardi 15 novembre 2022, 9 heures. J'ai le plaisir d'être accueilli par Ariane Chemin, à son domicile, pour réaliser un entretien avec elle.

Commençant une recherche doctorale sur le journalisme d'enquête, j'attends beaucoup de cet échange avec la grand reporter au Monde à qui l'on doit « l'affaire Benalla ». J'ai donc essayé de préparer le plus rigoureusement possible cet entretien. La veille, j'ai repensé à un article, régulièrement évoqué par les journalistes que j'avais déjà rencontrés, et que j'avais lu quelques semaines plus tôt.

Cet article, paru en septembre 2019 dans Le Monde diplomatique, s'intitule « Dans les cuisines de l'investigation ». Dans ce texte, le journaliste Pierre Péan, décédé deux mois plus tôt, opposait un « journalisme d' initiative » à un « journalisme de « fuite ». Selon lui, la plupart des enquêtes journalistiques n'auraient d' « enquête » que le nom, car leurs auteurs se contenteraient d'attendre qu'on leur communique des documents : des fuites (par exemple les « PV » envoyés par des agents de la police et de la justice). A l'inverse, un journaliste d'enquête digne de ce nom serait capable de garder l'initiative : de choisir son sujet plutôt que de se le laisser imposer (par sa rédaction, ses sources ou l'actualité) ; de cibler des sources potentielles plutôt que d'être choisi – au risque d'être instrumentalisé – par elles.

Une citation qui circule

En préparant l'entretien, je me suis rappelé que Pierre Péan avait utilisé une citation d'Ariane Chemin afin d'illustrer les propriétés du « journalisme de fuite ». Voici ce qu'il écrivait dans cet article :

« En premier lieu, le journaliste d'investigation n'est généralement pas à l'initiative de son sujet d'enquête : celui-ci lui parvient tout ficelé par un magistrat, un policier ou un avocat, lequel a ses priorités, ses intérêts – débloquer par exemple les freins politiques à une enquête judiciaire sur une personnalité en vue en la rendant publique. "Nous avons pour règle de nous caler sur les instructions, a expliqué Ariane Chemin, du Monde. Nous ne faisons pas d'enquête d'initiative." »

La citation attribuée à Ariane Chemin est très claire : à la fin des années 1990, on n'aurait pas encouragé, au Monde, le journalisme d'initiative. En note, on apprend que Pierre Péan a déniché cette citation dans un ouvrage du sociologue Jean-Marie Charon et du journaliste Claude Furet, paru au Seuil en 2000 : Un secret si bien violé. La loi, le juge et le journaliste. Il n'indique aucun numéro de page.

J'étais d'autant plus surpris par cette citation qu'au cours des quinze dernières années, Ariane Chemin a montré qu'elle ne se « calait » pas toujours sur les instructions : les révélations autour du faux policier de la place de la Contrescarpe avaient-elles quoi que ce soit à voir avec la réception, l'analyse et la diffusion d'un procès-verbal ? En reprenant les termes de Pierre Péan : pourquoi donc une journaliste, dont la pratique a semble-t-il davantage relevé du « journalisme d'initiative », aurait-elle revendiqué un « journalisme de fuite » ?

J'ai alors cherché les autres usages qui ont été faits de cette citation. Suite à la parution de l'article de Pierre Péan, elle a notamment été reprise dans l'article de l'encyclopédie en ligne Wikipédia consacré au « Journalisme d'enquête » ; on la retrouve également dans un article paru sur le site Le vent se lève, ainsi que dans des commentaires et des tweets.


Capture de l'article "Journalisme d'enquête" de Wikipédia, 27 novembre 2022.

Un échange maladroit

L'ouvrage dont est issue cette citation a été publié en 2000. Je prévoyais donc de questionner mon enquêtée à ce sujet : peut-être qu'en deux décennies, Ariane Chemin a changé d'avis, et de pratique journalistique. Peut-être que Le Monde n'est plus ce qu'il était à la fin des années 1990, et que « l'initiative » fait désormais davantage partie de ce que certains journalistes appellent l'« ADN » du journal.

Au milieu de l'entretien, j'ai abordé cette question. Ce fut alors le début d'un dialogue maladroit :

PE : Il y a Pierre Péan qui opposait un peu schématiquement « journalisme de fuite » et « journalisme d'initiative ». Et en fait il y a une citation de toi qui avait pas mal circulé...
– AC : Ah bon ? J'ai peur !
– PE : Non non ! Attends, je te la retrouve. J'avais remarqué qu'elle figure dans l'article « Journalisme d'enquête » sur Wikipédia. On la retrouve sur Le vent se lève, sur Twitter... C'est une citation du bouquin de Charon et Furet, Un secret si bien violé. 2000. « Nous avons pour règle de nous caler sur les instructions. Nous ne faisons pas d'enquête d'initiative. »
– AC : C'est pas moi qui ai dit ça !
– PE : Ah bon ? C'est pas toi qui a dit ça ?
– AC : Bien sûr que non !
– PE : Parce qu'en fait elle circule cette citation... Je t'apprends un truc alors !
– AC : Non mais surtout, je le pense pas du tout !
– PE : Alors là...
– AC : J'ai dit ça moi ? Mais c'est horrible !
– PE : D'après Charon et Furet, ouais...
– AC : Mais enfin, mais non...
– PE : Parce que tu dirais que tu fais surtout de l'initiative ?
– AC : Que de l'initiative ! Tous les sujets que je fais là c'est à mon initiative, personne me les a demandés...

Cet imbroglio n'a heureusement pas empêché l'entretien de se poursuivre dans de bonnes conditions. Une fois rentré chez moi, bien décidé à éclaircir cette histoire, j'ai immédiatement commandé l'ouvrage. J'envisageais alors deux possibilités. Première hypothèse : Ariane Chemin a oublié ce qu'elle a pu dire il y a vingt ans. Seconde hypothèse : Jean-Marie Charon et Claude Furet se sont trompés, et ont attribué la citation à la mauvaise personne.

Ari-Anne

J'ai reçu Un secret si bien violé le 26 novembre. Une fois la citation retrouvée, j'ai tout de suite réalisé qu'aucune de mes deux hypothèses n'était exacte : la citation est correcte, mais les auteurs l'attribuent à... Anne Chemin, l'homonyme d'Ariane au Monde ! Au début du deuxième chapitre de leur ouvrage (p. 37-38), Jean-Marie Charon et Claude Furet écrivent en effet :

« Dans la majorité des cas, la médiatisation s'engage toutefois au moment où la justice entreprend les premières investigations. Nombre de titres, à commencer par Le Monde, sont réticents à l'égard de l'idée même d'enquête d'initiative : "Nous avons pour règle de nous caler sur les instructions, nous ne faisons pas d'enquêtes d'initiative. Il peut y avoir des exceptions... Mais cela pose problème. Je suis réticente à faire de l'enquêteur journaliste un peu un policier" (Anne Chemin). »

En bas de la page, une note ne laisse aucune place au doute : c'est bien d'Anne Chemin dont il est question, en sa qualité de « rédactrice en chef adjointe du Monde » : « elle était au moment de l'entretien chef du "service société" ».

Pierre Péan s'est donc trompé de Chemin ! Puis, en choisissant d'utiliser cette citation sans en vérifier l'exactitude, d'autres acteurs ont repris et diffusé cette erreur. Et lorsqu'à mon tour je me suis trouvé confronté au choix, soit de vérifier la citation (en consultant par exemple l'ouvrage en bibliothèque), soit de la tenir pour vraie a priori (pensant que Pierre Péan ne pouvait pas s'être trompé), j'ai préféré la seconde option, parce qu'elle me faisait gagner du temps ; et c'est ainsi que j'ai laissé cette erreur se nicher dans la préparation de mon entretien.

Remarques conclusives

En elle-même, la correction de cette erreur n'apporte évidemment aucune réponse au problème soulevé par Pierre Péan de la tension fuite/initiative, dans le journalisme d'enquête en général, et au Monde en particulier. J'aimerais toutefois attirer l'attention du lecteur sur trois points :

  • De manière générale, on ne saurait espérer résoudre un problème sociologique de fond sans disposer au préalable d'informations recoupées et vérifiées. L'enquête sociologique est parfois faite de ces micro-découvertes, de ces petits faits qui vont amener, par sérendipité, tout un ensemble de questions nouvelles sur l'objet, de réflexions sur le terrain. Le cas présenté dans ce billet, en plus de constituer un potentiel matériau pour une sociologie de l'homonymie, montre à quel point il est important de confronter les enquêté.e.s à des faits.
  • Ce cas montre également qu'une erreur factuelle - aussi superficielle qu'une citation mal attribuée - peut transformer la situation d'entretien, en la rendant angoissante. L'enquêteur peut se demander s'il a bien fait son travail et s'il pourra rebondir ; l'enquêté.e peut craindre, soit d'être l'objet de propos erronés, soit d'avoir perdu la mémoire : "Après tout, et si j'avais vraiment dit ça ?"
  • On n'est donc jamais trop vigilant : ce travail de vérification des informations est toujours à faire, même (pour ne pas dire surtout) lorsqu'elles sont présentées par des journalistes professionels, ou lorsqu'elles figurent sur un site aussi consulté que Wikipédia.

Comme l'écrivait Carlo Ginzburg (« Avant-propos (2009-2011) », Le Fromage et les Vers, Flammarion, 2019, p. XXX) :
« Mettre en évidence la construction de la recherche a des implications qui ne sont pas seulement formelles. »



Post-scriptum 1 (1er décembre 2022)

Quelques heures après la publication du billet, j'ai été contacté par Loris Guémart, rédacteur en chef d'Arrêt sur images et animateur de l'émission Proxy sur Twitch. Il a présenté et commenté mon billet dans son émission du mardi 29 novembre 2022 : plus d'informations ici !

Post-scriptum 2 (20 juin 2023)

    Deux remarques :
  • Pierre Péan n'a en réalité fait que reprendre une erreur qu'il avait commise en 2003 dans La face cachée du Monde.
  • En 2019 le Canard enchaîné est lui aussi tombé dans le panneau !